A fleur de peau, au printemps de l'âge. Les adolescentes et la scarification


Elles sont trois adolescentes, Soizic, Marielle et Flora, toutes trois accueillies dans une permanence d'écoute collégiens de l'agglomération grenobloise (les prénoms ont été changés). Toutes trois pratiquent des incisions sur leur peau, pour exprimer leur mal-être psychique.

Ces scarifications, non pathologiques et transitoires, sont une coupure dans la chair, signifiant une tentative de rupture, de séparation. Ces marques à fleur de peau, chez ces adolescentes dont les nerfs sont à vif, initient une quête identitaire. Pour Patrick Baudry, anthropologue, c'est une initialisation d'un remaniement corporel et psychique et non une initiation (1). Ces scarifications ne procèdent pas d'une symbolique collective, comme dans les sociétés africaines où sont pratiqués des rites de passage. Elles sont une invention, un montage individuel dont le sens appartient à chaque adolescent. Mais ne serait-ce pas aussi une tentative « de forcer le passage pour exister », pour reprendre l'expression de David Le Breton, anthropologue (2) ? Un passage en force pour dépasser les turbulences de l'adolescence ?

Laissons la place et la parole à ces trois adolescentes.

Soizic, treize ans, fait des « traits » sur sa peau. Elle n'aime pas le mot de scarification qu'elle trouve « trop majestueux ». Il appartient au dictionnaire des adultes. « C'est un mot qui met mal à l'aise. Il est trop important pour désigner ce que je fais ».

Soizic fait des traits. Elle marque sur sa peau ce qu'elle a du mal à dire avec les mots. Elle tente de dessiner les contours d'un malaise indéfinissable, «une mélancolie». Elle donne un contenant à des «émotions négatives» qui la débordent. Par ces traits, elle esquisse les limites de sentiments diffus entre colère, tristesse et idées noires. Le trait a valeur d'espace, de frontière, permettant la différenciation.

Ses « émotions négatives », très emmêlées, traduisent le travail difficile de deuil de son enfance. Elle n'est plus « l'enfant joyeuse » qu'elle a été pour ses parents. Dans ce jeu de cache-cache (montrer/dissimuler ses scarifications sous des vêtements), elle essaie d'éviter à ces parents la déception de ne plus être cette enfant idéale, et de leur annoncer qu'elle fait peau neuve.

Paradoxe de cet acte, le marquage vise à la fois l'estompage de son mal-être, mais aussi sa délimitation. Soizic le vit «comme un comportement destructeur», mais aussi comme un acte apaisant. «C'est soulageant. Cela aide quand je suis en colère. Cela concentre sur d'autres choses». Le remède n'est pas pire que le mal, la douleur qu'elle s'inflige lui permet de reprendre un contrôle actif sur son corps.

Elle reprend aussi confiance en elle, et en son corps : « C'est rassurant d'avoir des marques. C'est une fierté pour moi. C'est comme lire un livre. On est fier de l'avoir lu. » Sans le savoir, Soizic se saisit de la racine latine du mot scarification : scribere qui veut dire écrire (3). Sa peau devient un livre ouvert, un journal extime où se lisent des maux intimes rendus visibles... à ceux qui veulent bien les voir.

Son amie, Marielle, a bien vu les scarifications de Soizic : « Ce sont des lambeaux de peau. Cela forme des livres. Cela a commencé à me faire peur. » Pour David le Breton, se sacrifier la peau est dans ce cas-là « s'arracher à une peau qui colle à la peau d'une identité insupportable. »

Marielle, treize ans, « gratouille » son corps. « J'aime avoir des marques et les regarder pendant des heures. » Elle est prise dans ce mouvement de fascination qui rive son regard à son corps, amenuisant l'écart entre elle et son corps, ou tout du moins la représentation qu'elle en a.

« Ces griffures » sont également des signaux de détresse envoyés à ses parents. Mais ces derniers n’accusent pas réception. « Mes parents sont aveugles. Ma mère voit que je suis mal, mais cela s'arrête là. Mon père se voile la face. »

« Ce sont des cicatrices pour qu'ils comprennent qu'ils n'ont jamais été là quand j'avais besoin d'eux. » Cette blessure, d'un appel à l'aide resté sans réponse, a bien du mal à cicatriser. Marielle réitère ses scarifications à chaque conflit avec sa mère.

Marielle trace « une ligne de vie » sur son corps, fascinée par le jaillissement du sang, de la vie en elle. Mais ce n'est pas sans ambivalence, car les idées noires et suicidaires l'envahissent. « Je me fais du bien. Mais j'ai conscience qu'on perd le contrôle de notre vie », dit-elle.

Acte ambivalent, la scarification signe à la fois la détestation de son corps et son intérêt pour lui. « Je déteste mon corps. Toutes les filles sont parfaites sauf moi. » La confrontation aux idéaux sociétaux est difficile pour Marielle. Ce marquage de sa peau procède aussi du passage pubertaire, de l'appropriation d'un corps sexué (du latin seccare : couper), d'une identité féminine.

Flora, 12 ans, est une fille secrète et introvertie. Elle refuse d'évoquer le moindre ressenti à ses parents. Elle pratique des scarifications temporaires, quand elle rentre en conflit avec sa mère, se sent rabaissée par elle. C'est le moyen qu'elle a trouvé pour s'apaiser.

Les rêves répétitifs qu'elle fait suite à une crise sont révélateurs de ces blessures narcissiques qu’elle inscrit non plus sur sa peau, mais sur son âme.

« J'étais devant le collège. Mes potes rigolaient. Tom, mon ami était comme un fantôme. Un moment, mes potes ont disparu et il y avait comme un écran noir. Il y avait juste moi de dos, et mon âme à genoux qui pleurait et criait : "aidez-moi. Je n'en peux plus, je n'arrive pas à tenir." Sur mon âme, il y avait tous les coups que j'avais reçus. »

Les blessures narcissiques de Flora suintent comme un appel à sa mère pour qu'elle puisse panser et penser ses souffrances.

Pour Soizic, Marielle et Flora, les scarifications sont un appel à l'aide : elles sollicitent reconnaissance et compréhension des adultes. Seule l'écoute attentive de ce malaise adolescent, sans dramatisation, permet d’y mettre fin.



Notes et références

(1) Les marques sur la peau : initialisation et non initiation – Patrick Baudry, Professeur de sociologie, Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3

(2) Les scarifications comme actes de passage | Cairn.info – David Le Breton, Anthropologue

(3) Le sang amer de la déchirure – Catherine Matha



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